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La parole manipulée - Philippe BRETON
Editions La découverte / Essais, 1997


L'auteur, Philippe BRETON, est chercheur au Laboratoire CNRS de sociologie de la culture européenne à Strasbourg et enseigne à l'Université de Paris I - La Sorbonne. Il a écrit de précédents ouvrages dans lesquels il s'est notamment intéressé à l'informatique en tant que phénomène de société, dans le cadre d'une évolution historique liée à l'existence ou à la non-existence d'un nouveau mode de communication.

Le livre, La parole manipulée, a été publié en 1997 ; c'est un ouvrage récent qui soumet au lecteur des faits d'hier mais aussi des théories sur un ensemble d'observations d'actualités variées telles que l'intégrisme, internet, le pouvoir des sectes, la publicité ou encore la programmation neurolinguistique…

Ce livre est en fait la constatation que, quelles que soient les méthodes ou techniques manipulatrices utilisées et quels que soient leurs objectifs, lesdites techniques ou méthodes ont quasiment toujours une influence sur les rapports sociaux et plus généralement sur les libertés défendues dans notre société.
Au-delà de ce point essentiel, cet ouvrage va sensibiliser le lecteur afin de lui permettre une prise de conscience des différentes techniques de manipulations sous leurs diverses formes et, par la suite, lui montrer comment les moyens manipulateurs utilisés dans nos sociétés sont tributaires de la parole et des interprétations subjectives que chacun peut en faire.

LE TITRE : La parole manipulée
· " La " : article défini - L'utilisation de cet article positionne l'objet, ici "parole" comme un concept qui inclus à la fois un langage des mots, qu'ils soient écrits, dits ou imagés. Ainsi, le sujet, ici "la parole", apparaît comme une entité en elle-même et il ne s'agit pas, là, de censurer une forme de parole particulière.
· " Parole " : terme employé au sens large. Il s'agit là de la parole comme instrument de la communication et agissant en qualité de véhicule de la pensée dite ou non-dite.
· " manipulée " : du latin "manipulus" qui signifie "poignée" et que nous pouvons recentrer sur "la main de l'homme". On a donc là l'idée d'une intervention extérieure agissant sur l'idée de départ qu'est la parole en tant qu'instrument de communication, outil des mots dits ou non dits et de l'image.
D'autre part, "manipuler" comprend aussi dans l'un de ses sens "transformer par des opérations plus ou moins honnêtes" c'est à dire trafiquer au sens de manœuvrer.

Ainsi, cette analyse partielle permet une approche sommaire du contenu de l'ouvrage. En effet, Philippe BRETON, au travers d'une approche panoramique de la manipulation de la parole, s'attache à démontrer clairement la mise en saturation du mensonge et de la sublimation sensorielle orientée, ceci grâce à l'utilisation de multiples exemples révélateurs des diverses techniques manipulatoires.

Il expose le problème plus vaste encore des réactions individuelles face à cette omniprésence de la manipulation, lesdites réactions se manifestant soit par le rejet systématique du message soit par l'individualisme.

Afin de recentrer dans le contexte du travail, les techniques manipulatrices évoquées par Philippe BRETON, j'ai été amenée à lire simultanément Paroles au travail, Josiane BOUTET (sous la direction de), éditions l'Harmattan, 1995. Ce livre est en fait un recueil d'articles écrits par des chercheurs en linguistique, en ergonomie, en psychodynamique et en sociologie.
Josiane BOUTET est professeur de linguistique à l'I.U.F.M. de Paris et à l'Université Paris 7. Elle a publié plusieurs articles et ouvrages en sociolinguistique, dont Le travail et son dire, article qui figure dans cet ouvrage.
Dans cette œuvre, les chercheurs ayant apporté leur participation, ont voulu montrer la complémentarité qui existe entre chacune de leurs disciplines. Cette interdisciplinarité est en fait une confrontation de problématiques, de points de vue, à l'intérieur de la discipline spécifique qu'est le travail.

Ceci étant exposé, il me paraît important afin de situer l'œuvre de Philippe BRETON de reprendre ses mots : " argumenter, n'est-ce pas exercer une forme de pouvoir sur l'interlocuteur, n'est-ce pas une manière détournée de l'influencer, bref de le manipuler ? "
Si on accepte qu'argumenter soit une forme de manipulation, alors, on peut penser que la justification et la critique qui font, elles aussi, appel à la verbalisation, à la mise en parole des arguments, sont aussi des méthodes manipulatrices pour faire admettre des normes et des règles. Ainsi, comme le souligne Christophe DEJOURS, "à la fois opérateur de réappropriation d'une grande puissance, le langage apparaît piégeur et piégeant, fonctionnant parfois même comme un instrument de réitération de la condition de domination assujettissant des sujets au travail au pouvoir des concepteurs et organisateurs". - Analyse psychodynamique des situations de travail et sociologie du langage, dans Paroles au travail, J. BOUTET.

Apparaît ici, parallèlement au terme de "parole " déjà employé, la notion de "langage ". De ce fait, il est intéressant de les rapprocher puisque le langage n'est autre que la faculté propre à l'homme d'exprimer et de communiquer sa pensée au moyen d'un système de signes vocaux ou graphiques.
Ainsi, de par les différentes formes de manipulations que peut revêtir la parole ou le langage, il peut y avoir à la fois ou simultanément aliénation du sujet ou dessaisissement par le sujet de son propre devenir ; ce qui peut être le fait générateur d'une forme de souffrance au travail. L'individu ne peut donc plus faire sa propre expérience puisque manipulé ; ceci va se traduire par une démobilisation du sujet. Apparaît là une nouvelle forme de réaction vis à vis de la "parole manipulée", il s'agit d'une réaction qui va influer sur le psychisme de l'individu, sur sa santé mentale et par-là même sur son devenir.Cette question est reprise par Philippe BRETON quand il écrit que "l'appel à l'autorité reste un moyen de manipulation d'usage plus fréquent qu'on ne le s'imagine. Il permet de trancher, plutôt que de discuter, en vue de faire accepter coûte que coûte une opinion ou provoquer un comportement ". C'est ce qu'il nommera "l'argument d'autorité ".
Ainsi, il a été constaté que si la violence physique n'affectait pas, sinon très peu, le mental, ce n'était pas le cas de la violence occasionnée "grâce à" ou "à cause de" la parole et à ses diverses manipulations. On retrouve là, entre autre, ce qu'a voulu souligner Marie-France HIRIGOYEN dans Le harcèlement moral, à savoir l'idée que par des "paroles apparemment anodines, par des allusions, des suggestions ou des non-dits, il est effectivement possible de déstabiliser quelqu'un, ou même de le détruire, sans que l'entourage intervienne. " On parlera alors de "manipulation malveillante ". D'autre part, comme l'écrit Philippe BRETON, "beaucoup de gens aujourd'hui, lassés de ce qu'ils supposent être des tentatives répétées d'obtenir malgré eux leur consentement sur toutes sortes de choses, de la consommation au politique jusqu'aux relations de travail […], choisissent la voie de l'enfermement personnel ".

Au début des années 80, le vote des lois Auroux instaure dans l'entreprise un espace discursif consacré à l'expression des salariés sur leur travail. Cependant, cette nouvelle liberté d'expression, s'est rapidement heurté à des restrictions qui peuvent être considérées comme techniques manipulatrices puisque les salariés ne pouvaient aborder que les sujets liés aux conditions et organisations du travail, exception faite de toutes les discussions relatives aux salaires ou aux classifications qui n'étaient pas discutables ou abordables.
De par ceci, il apparaît que les activités langagières qui sont officiellement défendues peuvent devenir un enjeu manipulateur pour les organisations du travail car moyen de pression sur les travailleurs.

Il faut tout de même noter que la manipulation de la parole ne peut pas être nommée activité langagière ou de parole puisque, pour "identifier une activité proprement dite, il faut que le thème, les modalités discursives soient suffisamment stables et précises, ce qui n'est pas le cas dans toute situation de parole " C. TEIGER, Parler quand même : les fonctions des activités langagières non fonctionnelles, dans Paroles au travail, J. BOUTET.
En effet, la manipulation n'est en fait précise que pour celui qui la pratique. Afin que celle-ci puisse être nommée activité langagière, il faudrait que la liberté d'expression ne soit plus opposée à la liberté de réception et que par-là même soit enseignée une science du décodage tout comme il a été enseigné l'art de la rhétorique. Ce thème est développé par Philippe BRETON dans une partie de son livre ; ainsi il émet le regret que la rhétorique ne soit plus étudiée que dans l'enseignement supérieur et uniquement dans certains cursus.
Pour étoffer cela, il est intéressant de voir comment la parole, et plus généralement, le langage est soumis à l'interprétation subjective de chacun en fonction de son vécu, de sa situation, de sa propre expérience ou de son identité. C'est ce que reprend M. LACOSTE en écrivant : "en ce qu'il indique, comme en ce qu'il signifie, le langage dispose de ressources multiples pour élaborer l'univers de l'action : non sans possibilité de malentendu, ni risque d'inadéquation, car le jeu du langagier, bien loin d'être univoque, est toujours soumis à l'interprétation " Parole, action, situation, dans Paroles au travail, J. BOUTET, éditions l'Harmattan.

Nous sommes donc là en présence de diverses caractéristiques et conséquences de "la parole manipulée ". Mais le dénominateur commun à chacune de ses formes réside dans le fait que même s'il existe des manipulations anodines qui laissent juste une trace d'amertume ou de honte d'avoir été dupé, il existe aussi des manipulations qui sont beaucoup plus graves et qui agissent sur l'identité même de la victime, ce qui peut générer des questions de vie ou de mort.

Au-delà de cette approche psychologique relative à la vie et à la mort, nous avons deux autres exemples, entre autres, qui sont significatifs de la manipulation et de son effet. Pour cela il faut partir de l'hypothèse que la manipulation par la parole peut non seulement être orale mais aussi écrite. Le livre de LINHART, L'établi, relate les conditions de travail des ouvriers dans les usines Citroën à la fin des années 60. Dans un des chapitres relatifs à un appel à la grève, il est clairement signifié que "le tract sera traduit en arabe, en espagnol, en portugais, en yougoslave. J'ai l'idée fugitive que ces mots sonnent très fort dans toutes les langues : " insulte ", "fierté ", "honneur "… "
Dans le second cas, les ouvriers ont fait grève. Dès lors, un des supérieurs hiérarchiques convoque dans son bureau chacun des grévistes mais uniquement les immigrés et leur signifie par des sous-entendus les risques qu'ils encourent à faire grève, c'est à dire menace de rupture de leur contrat de travail et pour ceux qui sont logés dans les cités de Citroën, des menaces d'expulsion.
On a là une forme de manipulation qui agit comme une entrave à la liberté d'expression des ouvriers mais aussi au droit de grève.

De part tout ceci, il apparaît dommage que Philippe BRETON ne se soit intéressé, au travers de son livre, que sommairement à la manipulation par la parole dans le contexte des situations de travail. L'approche faite n'a été que succincte au profit des relations soient commerciales soient de communications que peut avoir toute entreprise avec le milieu extérieur, qu'il soit client ou médiatique (service commercial et service communication).
En effet, il aurait peut-être été intéressant de voir comment l'aspect manipulateur que revêt la parole dans une hiérarchie ou dans un organigramme peut agir et engendrer une relation conflictuelle interne au sujet ; ceci surtout dans la situation de précarité d'emploi telle qu'elle existe aujourd'hui.
Peut-être cette abstraction est-elle volontaire puisque pouvant faire l'objet d'une étude spécifique.
Après lecture de ce livre, on peut se rendre compte qu'au travers de ses multiples observations, Philippe BRETON utilise lui aussi "la parole manipulée " pour faire passer ces opinions. On pourrait se demander si cela est involontaire de la part de l'auteur ou si c'est une façon détournée de faire ressentir au lecteur l'omniprésence de la manipulation ? Si effectivement il s'agit d'une manifestation volontaire, ne sommes nous pas, alors, dans un contexte de programmation neurolinguistique (PNL) ?
D'autre part, notre société met souvent en exergue le harcèlement sexuel mais ne serait-il pas juste aussi de dénoncer, au travers de la manipulation par la parole dite ou non-dite, ce que Marie-France HIRIGOYEN appelle "le harcèlement moral " ?

 

 

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